Thanatos en pays Toraja
Rantepao, Sulawesi, le 16 mai 2008,
Le pays Toraja, au sud de Sulawesi, constitue l'une des régions les plus célèbres de la grande île, en raison de la culture très particulière et encore parfaitement préservée de ses habitants, qui se caractérise notamment par l'architecture singulière des maisons avec leurs toîts en forme de coque de bateau, et par cette coutume qui consiste à creuser dans la roche des tombeaux surmontés de "tau tau", ces statuettes en bois dont le visage rappelle celui du défunt.
Les torajais, pourtant aujourd'hui majoritairement protestants, ont en effet conservé une culture unique d'origine animiste, dont le point d'orgue est le rituel des funérailles et les sacrifices qui l'entourent.
Pour les torajais, la mort n'est pas séparée de la vie et chacun s'occupe dès sa jeunesse de ses funérailles en travaillant pour accumuler buffles et riz. Les funérailles sont un événement familial particulièrement important, si bien qu'il peut s'écouler plusieurs mois voire plusieurs années avant qu'elles ne soient organisées. Il faut en effet le temps de réunir toute la famille jusqu'aux membres les plus éloignés. Il faut également le temps de receuillir l'argent nécessaire, les funérailles torajaises coûtant de petites fortunes. Pendant ce temps, le mort, qui a été lavé et embaumé, continue à vivre dans sa maison, comme un malade parmi les vivants.
Nous avons assisté aux funérailles d'un homme décédé un mois auparavant. Pendant deux jours, voisins et famille ont rejoint le lieu de la cérémonie, apportant cadeaux et cochons. Un buffle avait été sacrifié tôt le matin. Pour les funérailles d'hommes importants ou riches, ce sont des dizaines de buffles qui peuvent être sacrifiés, dont on retrouve les cornes sur la façade des maisons traditionnelles. Tant et si bien que le gouvernement a mis en place une taxe pour chaque buffle sacrifié afin de limiter l'hécatombe... et d'augmenter ses ressources fiscales.
Nous sommes arrivés sur le lieu de la cérémonie funéraire au moment du sacrifice des cochons, juste à temps pour entendre le grognement sourd des bêtes à l'agonie et voir le sang et les viscères récupérés dans des bambous pour être cuits et mangés ultérieurement... La scène était légèrement éprouvante pour nos âmes sensibles d'occidentaux, mais nous avons tenu à faire bonne figure devant nos hôtes pour qui ce cérémonial était tout à fait naturel.
Un peu plus loin, à l'écart du lieu de sacrifice, famille et amis étaient rassemblés autour du mort. Les invités arrivaient les uns après les autres et prenaient place sous un grand abri en bois, accueillis par les proches avec café et gâteaux. Après un échange certainement régi par les usages de circonstance, les hôtes s'installèrent tout autour du cercueil en fonction de leur rang et de leur proximité avec la famille du mort. Le chef du village et les notables se tenaient assis sur une estrade, les femmes s'affairaient en cuisine, préparant le banquet. Au centre, s'étendaient les cochons apportés comme cadeaux, les pattes immobilisées au moyen de bambous, attendant avec plus ou moins de résignation l'acte sacrificiel, tandis qu'au micro, le maître de cérémonie annonçait les familles nouvellement arrivées et énumérait les présents offerts pour l'occasion.
Rien de particulier ne semblait devoir se passer. On attendait que l'ensemble des familles arrive, on continuait à sacrifier les cochons et à les dépecer pendant qu'on faisait cuire d'immenses marmittes de riz. En fin d'après-midi, il y aurait un grand repas pour l'ensemble des invités. Et chacun repartirait ce soir ou demain vers son village respectif.
Quant à nous, nous nous sommes éclipsés, reconnaissants envers la famille du mort de nous avoir laissés partager ce moment si particulier.